TAÏWAN (2e PARTIE)
L'ÉLECTION DE TOUS LES DANGERS


PAR JEAN-SIMON GAGNÉ
jsgagne@lesoleil.com
Le 13 janvier, les Taïwanais éliront leur nouveau président. Une élection qui se déroule sous le regard menaçant de la Chine. Dans le second reportage de cette série, Le Soleil vous plonge dans une campagne électorale à haut risque. On y parle de guerre, d’espions chinois et d’un candidat qui se fait refuser une pause pipi!
La Chine s’impose comme la vedette incontestée de la campagne présidentielle à Taïwan. L’éléphant que tout le monde aperçoit dans la pièce. Chaque jour ou presque, il est question d’avions chinois qui frôlent l’espace aérien taïwanais. Sans parler des navires de guerre qui multiplient les manœuvres d’intimidation. (1)

La Chine a promis de ne laisser «aucune marge de manœuvre» aux partisans d’une indépendance de Taïwan. Photo AFP
La Chine a promis de ne laisser «aucune marge de manœuvre» aux partisans d’une indépendance de Taïwan. Photo AFP
Par moments, on a l’impression de plonger dans un film de série B. Depuis janvier, 16 personnes ont été accusées d’espionnage à la solde de Pékin. (2) Ces jours-ci, un entraîneur de diabolo est soupçonné d’avoir bâti un réseau d’espions. Il est question de valises remplies d’argent et de prêteurs sur gages installés autour des bases militaires.
«Les politiciens de Taïwan ressemblent à tous les autres politiciens du monde, m’explique un journaliste. Ils sont capables de promettre n’importe quoi. Même un pont là où il n’existe pas de rivière. Sauf qu’à Taïwan, lors d’une élection “nationale”, les tensions avec la Chine occupent beaucoup de place. Presque toute la place.»

Le ministère de la Défense taïwanais a constaté une hausse des incursions maritimes et aériennes chinoises. Photo AFP
Le ministère de la Défense taïwanais a constaté une hausse des incursions maritimes et aériennes chinoises. Photo AFP
Le message de la Chine apparaît clair, à défaut d’être subtil : «Taïwan m’appartient. Votez pour les candidats les plus accommodants avec moi. Et le premier qui parle d’indépendance aura affaire à moi…»
Les tensions récentes Chine-Taïwan en huit dates
14 MARS 2014
En réaction à la signature imminente d’un traité de libre-échange entre la Chine et Taïwan, des étudiants occupent le Parlement taïwanais. Ils craignent que le traité augmente l’influence de la Chine. C’est le début d’une série de manifestations surnommées «Le mouvement tournesol des étudiants». Le traité, baptisé «L’Accord commercial sur les services entre les deux rives», ne sera jamais ratifié par le Parlement.
16 JANVIER 2016
Élection à la présidence de Taïwan de Tsai Ing-wen, la candidate du Parti démocrate progressiste (PDP). Madame se dit favorable au maintien de bonnes relations avec la Chine, mais elle ne cache pas son désir d’une autonomie plus grande pour Taïwan.
11 JANVIER 2020
Réélection triomphale de la présidente Tsai Ing-wen et du PDP. Il est probable que la répression féroce par la Chine du mouvement démocratique de Hong Kong ait favorisé sa victoire. Beaucoup d’électeurs jugeaient le Kuomintang (KMT), le principal parti d’opposition, «trop proche» de Pékin.
2 ET 3 AOÛT 2022
La visite à Taïwan de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, provoque la colère de Pékin. En guise de représailles, la Chine multiplie les exercices militaires autour de l’île. Elle simule un blocus.
18 SEPTEMBRE 2022
Lors d’une entrevue à l’émission 60 Minutes, sur la chaîne CBS, le président américain Joe Biden assure que les États-Unis défendront Taïwan en cas d’attaque par la Chine.
16 OCTOBRE 2022
Lors d’un 20e Congrès du Parti communiste chinois, le président Xi Jinping renouvelle ses menaces : «Nous continuerons […] à faire tout notre possible en vue de réaliser la réunification pacifique. Cependant, nous ne pouvons pas garantir que nous n’aurons jamais recours à la force», déclare-t-il.
12 AVRIL 2023
Le Parti démocrate progressiste (PDP) choisit le vice-président de Taïwan, William Lai, comme candidat pour l’élection présidentielle du 13 janvier 2024. Pékin considère Lai comme un «fauteur de trouble» et un «séparatiste». Le candidat déclare : «Si nous voulons éviter la guerre, nous devons nous préparer à la guerre. Et pour éviter la guerre, nous devons être préparés à nous battre».
15 NOVEMBRE 2023
Rencontre au sommet entre le président américain Joe Biden et son homologue chinois Xi Jinping, à San Francisco. Les deux présidents s’entendent pour rétablir les canaux de communication entre leurs deux pays, mais sans parvenir à un accord précis à propos de Taïwan.
La «bête noire»
de Pékin en tête
Pour l’instant, la campagne électorale n’a rien pour enchanter Pékin. Le favori des sondages n’est nul autre que Lai Ching-te, l’actuel vice-président de Taïwan. La bête noire par excellence de la Chine. Pour vrai.

Lai Ching-te, l’actuel vice-président de Taïwan. Photo Wikipédia
Lai Ching-te, l’actuel vice-président de Taïwan. Photo Wikipédia
Selon le cas, la Chine décrit Lai Ching-te comme un «séparatiste». Un «fauteur de trouble». (3) Dans le langage fleuri du régime communiste chinois, cela fait de lui un ennemi implacable.
Le candidat Lai a beau promettre qu’il ne déclarera pas l’indépendance de Taïwan, ça ne change rien. La Chine a raccroché la ligne. Depuis l’élection de son Parti démocrate progressiste (PDP), en 2016, Pékin ne rencontre plus les représentants officiels du gouvernement taïwanais. (4)
Avec Taïwan, la Chine souffle le chaud et le froid. D’un côté, elle répète que les Chinois et les Taïwanais font partie de la «même famille». De l’autre, elle multiplie les menaces. «Nous ne renoncerons jamais à l’usage de la force», a dit le président chinois Xi Jinping.
Le président Xi Jinping n’entend pas à rire. Avec lui, chaque mot compte. En Chine, un farceur a été condamné à cinq ans de prison pour l’avoir traité de «Xi Baozi», c’est-à-dire de «Xi le petit pain cuit à la vapeur». (5)

Le président de la Chine Xi Jinping. Photo AFP
Le président de la Chine Xi Jinping. Photo AFP

L’opposition : toutes couleurs désunies
Le candidat Lai Ching-te, alias la bête noire de Pékin, n’est pourtant pas invincible. Monsieur ne bénéficie pas d’une cote de popularité comparable à celle de la présidente Tsai Ing-wen, qui se retire après avoir gouverné durant deux mandats. De plus, l’administration du Parti démocrate progressiste subit l’usure de huit ans de pouvoir.
Les deux principaux partis de l’opposition, le Kuomintang et le Parti populaire taïwanais (TPP), ont marqué des points. Ils promettent d’améliorer les relations avec Pékin, sans renoncer à la personnalité de Taïwan. Un engagement très vague, mais qui touche une corde sensible chez les électeurs.
Si elle parvenait à s’unir, l’opposition voguerait vers une victoire facile. Le problème, c’est qu’elle passe le plus clair de son temps à se chamailler. Ou à se tirer dans le pied. «Vous avez moins de chance d’assister à la réconciliation de l’opposition que de vous faufiler entre un mur et la peinture qui le recouvre», a écrit un chroniqueur.
Le 23 novembre, une éphémère coalition de l’opposition s’est terminée lors d’une conférence de presse tumultueuse. Un véritable divorce en public! Les «ex» s’accusaient de mauvaise foi. Ils étalaient leur amertume comme on étale de la confiture sur une tartine! Une vraie téléréalité politique!
À un certain moment, pour alléger l’atmosphère, un candidat a réclamé une «pause pipi». (6)
Mal lui en prit. Ses «ex» n’étaient pas d’humeur à rire. La pause lui a été refusée.
La campagne électorale qui n’existe pas
À un mois du vote, l’actualité reste dominée par les tensions avec la Chine. Impossible d’y échapper. Un brin provocateurs, des analystes disent que la campagne électorale «n’existe pas». (7)
Les questions plus terre à terre — disons la crise du logement ou la dénatalité — passent au second plan. Dans ce contexte, il n’est pas rare de rencontrer des électeurs un peu désabusés. Ou tout simplement déboussolés par les événements.

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné
Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné
«Nous ne savons pas si nous irons voter. Les trois grands partis ne nous inspirent pas beaucoup», expliquent au Soleil Amie et Samantha, deux étudiantes en management. Nous ne croyons pas que nous pouvons changer les choses. À vrai dire, l’enjeu nous dépasse complètement.»
«Les questions sociales ont été négligées. Les querelles avec la Chine m’inquiètent. Nous devrions être plus conciliants avec un partenaire commercial aussi important. Il faut faire preuve de réalisme.»
La peur de la guerre revient souvent dans les conversations. Surtout chez les jeunes. «Avant, tout cela semblait une possibilité très éloignée. Mais avec l’Ukraine et Gaza, ça devient très concret», ajoute l’ingénieur Lian (nom fictif). Il craint que si le pire survient, si la guerre éclate, le président de Taïwan ne soit «pas à la hauteur». «La vie continue. Mais on ne sait jamais», conclut-il.

L’ingénieur Lian (nom d’emprunt). Il préférait garder l’anonymat (tout en se laissant photographier!). L’ingénieur se trouvait en compagnie de son épouse, au parc Daan, au centre de Taipei. Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné
L’ingénieur Lian (nom d’emprunt). Il préférait garder l’anonymat (tout en se laissant photographier!). L’ingénieur se trouvait en compagnie de son épouse, au parc Daan, au centre de Taipei. Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné


Un laboratoire de la guerre du futur?
Oui, la drôle de campagne électorale taïwanaise continue. À l’ombre de la Chine. Depuis des mois, des millions de cyberattaques visent des ministères, des médias ou de grandes entreprises. Probablement avec la bénédiction de Pékin.
Un exemple parmi tant d’autres? Un beau soir, l’écran de la chaîne d’information indépendantiste Formosa TV a soudain été couvert par une carte de la Chine et de Taïwan. Un slogan est apparu en surimpression : «La Chine sans un seul morceau manquant».

Infographie Le Soleil
Infographie Le Soleil
À plus long terme, des spécialistes estiment que la Chine utilise Taïwan comme laboratoire pour tester une nouvelle forme de guerre. Sans bombe ni coup de feu. Il y a de quoi devenir parano…
Le mois dernier, le National Security Bureau, la CIA de Taïwan, a entrepris une enquête sur des maisons de sondages taïwanaises qui reçoivent d’importantes sommes d’argent de la Chine. Sans parler de leurs directeurs qui voyagent aux frais du gouvernement chinois. (8)
À la fin de 2021, un livre intitulé Si la Chine attaque est devenu un best-seller. Durant les semaines suivantes, à la surprise générale, des acheteurs étaient contactés par de mystérieux individus. Ces derniers les priaient de ne pas croire ce que racontait le livre. Ils ajoutaient que la Chine et Taïwan allaient finir par être réunifiés, quoiqu’il arrive… (9)
Comment les mystérieux individus ont-ils pu retrouver les acheteurs? En s’introduisant dans une plate-forme de vente en ligne? Ou dans les fichiers de leurs cartes de crédit? Allez savoir...

Demain, qui sait?
À Taïwan, le vainqueur de l’élection du 13 janvier devra multiplier les contorsions politiques. Avec une marge de manœuvre limitée. Le nouveau président se trouvera coincé entre les volontés d’autonomie des Taïwanais et les menaces de la Chine. Sans compter que le marché chinois représente 40% du commerce taïwanais.
Un politologue a résumé l’exercice de manière humoristique dans le Taipei Times : «Le premier parti s’engage à “maintenir” le statu quo avec la Chine. Le second promet d’obtenir un statu quo “plus viable”. À ne pas confondre avec le troisième, qui vise “le meilleur statu quo possible”». (10)
Tout bien considéré, le temps ne joue pas en faveur de la Chine. L’identité taïwanaise paraît à la hausse. En 1992, 17,6% de la population de l’île se sentait «uniquement taïwanaise». En 2023, la proportion est passée à 62,8%. (11)
La Chine s’impatiente. Elle voit Taïwan lui échapper peu à peu. Aujourd’hui, à peine 0,7% des électeurs veulent unifier Taïwan et la Chine «le plus vite possible». Pour l’instant, Taïwan n’est pas encore «l’endroit le plus dangereux de la Terre», comme l’a écrit l’hebdomadaire The Economist. (12) Mais demain, qui sait?








Taïwan s’est félicité de l’accord donné par Washington à la vente pour 120 millions de dollars d’équipement naval, qui, selon les deux alliés, renforcera la «préparation au combat» de l’île et sa capacité à travailler avec les forces américaines. Photo AP
Taïwan s’est félicité de l’accord donné par Washington à la vente pour 120 millions de dollars d’équipement naval, qui, selon les deux alliés, renforcera la «préparation au combat» de l’île et sa capacité à travailler avec les forces américaines. Photo AP

Depuis l’arrivée de Tsai Ing-wen à la présidence taïwanaise en 2016, les relations entre Taïwan et la Chine sont glaciales. La vie continue», disent la plupart des Taïwanais rencontrés. Photo AP
Depuis l’arrivée de Tsai Ing-wen à la présidence taïwanaise en 2016, les relations entre Taïwan et la Chine sont glaciales. La vie continue», disent la plupart des Taïwanais rencontrés. Photo AP

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné
Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Le président Joe Biden salue le président chinois Xi Jinping au domaine Filoli à Woodside, en Californie, le mercredi 15 novembre 2023, en marge de la conférence de coopération économique Asie-Pacifique. Photo AP
Le président Joe Biden salue le président chinois Xi Jinping au domaine Filoli à Woodside, en Californie, le mercredi 15 novembre 2023, en marge de la conférence de coopération économique Asie-Pacifique. Photo AP

Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre des représentants des États-Unis. Photo La Presse Canadienne
Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre des représentants des États-Unis. Photo La Presse Canadienne

La présidente de Taïwan, Tsai Ing-wen, se retirera en 2024 après avoir atteint la limite légale de deux mandats. Photo AFP
La présidente de Taïwan, Tsai Ing-wen, se retirera en 2024 après avoir atteint la limite légale de deux mandats. Photo AFP

Photo AFP
Photo AFP
Notes :
(1) Chinese Fighters, Bombers Fly Near as Election Heats Up, Taipei Times, 23 novembre 2023.
(2) China’s «Communists Spies» in the Dock in Taiwan, BBC News, 9 novembre 2023.
(3) The Taïwan Party Toughest on China Has a Strong Lead as Election Nears, The Washington Post, 24 novembre 2023.
(4) À Taïwan, une élection à l’ombre de la Chine, Le Monde, 23 mai 2023.
(5) Don’t Call «Xi the Bun» : Chinese Netizens Are Being Jailed for Chatroom Jokes, Hong Kong Free Press, 31 mars 2020.
(6) Taïwan Opposition Cracks Apart, and Invites the Cameras In, New York Times, 24 novembre 2023.
(7) Taïwan’s Elections Are «Irrelevant»: Academic, Taipei Times, 17 novembre 2023.
(8) Chinese Spouses Working with CCP to be Monitored, Taipei Times, 7 novembre 2023.
(9) Manoeuvres chinoises pour influencer les esprits à Taïwan, Le Monde, 27 juin 2023.
(10) Taiwan’s Elections Are «Irrelevant»: Academic, Taipei Times, 17 novembre 2023.
(11) Election Survey Center, National Chengchi University (NCCU) 1992-2023.
(12) The Most Dangerous Place in the World, The Economist, 1er mai 2021.

Journaliste
JEAN-SIMON GAGNÉ
Photos
JEAN-SIMON GAGNÉ
Design graphique et animation
NATHALIE FORTIER
Sources : Wikipédia, Pexels video, La Presse Canadienne, AFP, AP et 123rf