TAÏWAN (1er PARTIE)

DEMAIN, PEUT-ÊTRE,
LA GUERRE?

PAR JEAN-SIMON GAGNÉ
LE SOLEIL

À première vue, tout va pour le mieux. Le taux de chômage se situe à 3 %. Les Dragons de Wei Chuan viennent de remporter le championnat de la Ligue nationale de baseball en sept matchs. Une série épique. Les 11 et 12 novembre, 170 000 personnes ont acclamé le groupe Coldplay au grand stade de Taipei, la capitale.

En y regardant de plus près, le calme se révèle trompeur. À intervalles réguliers, des avions de chasse patrouillent le ciel. Chaque jour, des millions de cyberattaques visent les ministères et les grandes entreprises. En ouvrant la télé, on tombe sur des spécialistes qui discutent sous le thème : «La guerre est-elle inévitable?»

«Vous verrez. On s’habitue», assurent les Taïwanais. À la longue, il paraît qu’on ne voit même plus les nombreuses affiches indiquant l’abri anti-bombes le plus proche. Dans les villes, on les remarque à tous les coins de rue. Plus de 4600 dans la capitale.

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Bienvenue à Taïwan. Ici, même les machines «attrape-toutous» n’ont pas l’air totalement innocentes. Le jeu consiste à saisir un objet avec une pince, à l’intérieur d’une boîte vitrée. Est-ce un hasard? Plusieurs machines proposent d’attraper un gros Winnie l’ourson, un personnage associé à Xi Jinping, le redouté président chinois...

Attraper l’empereur rouge pour le mettre hors d’état de nuire? On peut rêver.

Vidéo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Vidéo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

TAÏWAN EN 11 DATES

1895
Le Japon s’empare de Taïwan, lors d'une guerre avec la Chine.

1945
Le Japon capitule, ce qui met fin à la Seconde guerre mondiale. L’île de Taïwan est rattachée à la Chine pour la première fois en 50 ans.

1949
Proclamation de la République populaire de Chine, à Pékin. Vaincu, le général Tchang Kaï-chek se replie sur Taïwan, avec 1,3 million de Chinois «nationalistes». Les «nouveaux arrivants» représentent 15% de la population de l'île. Mais ce sont eux qui contrôlent le territoire.

1950
Tchang Kaï-chek proclame la République de Chine à Taïwan. Il existe désormais deux Chines. La Chine «communiste», dirigée par Mao Tsé-toung, gouverne le continent. La Chine «nationaliste», dirigée par Tchang Kaï-chek, règne sur Taïwan et sur 166 îles.

1958
La Chine de Mao attaque plusieurs îles dans le détroit de Taïwan. Les États-Unis interviennent pour protéger leur allié Taïwan.

1971
La Chine communiste de Mao Tsé-toung devient la seule représentante du pays aux Nations Unies. La Chine «nationaliste» perd le siège qu’elle y détenait depuis 1945.

1975
Décès de Tchang Kaï-chek. Le «generalissimo» aura imposé une dictature impitoyable à Taïwan, durant plus de 25 ans.

1987
Levée de la loi martiale qui gouvernait Taïwan depuis 1949. La population est autorisée à visiter la République populaire de Chine.

1996
Premières élections présidentielles libres à Taïwan.

2005
Le Parlement de la Chine populaire vote une «anti-sécession» qui permet de recourir à des moyens «non pacifiques» en cas de déclaration d'indépendance de Taïwan.

2016
Élection de la présidente Tsai Ing-wen, du Parti démocrate progressiste, jugé «séparatiste» par Pékin. Madame Ing-wen sera réélue en 2020, notamment à cause de l’émotion provoquée par la répression des manifestations pro-démocratie à Hong Kong.


«Ne relevez pas la tête!»

Rendez-vous au parc du Soleil levant, en banlieue de Taipei, par un beau samedi après-midi. Plusieurs familles jouent au baseball. D’autres pique-niquent. Mais la foule la plus nombreuse se presse autour des tentes de l’Académie Kuma, une organisation de la défense civile.

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Aujourd’hui, les activités de l’Académie s’adressent aux enfants. Près des jeux gonflables, un atelier enseigne à se protéger en cas de bombardement. Au son d’une sirène, les petits plongent. Puis, ils se couvrent les yeux et les oreilles avec les mains. «Surtout, ne relevez pas la tête avant la fin de l’alerte!» prévient l’animatrice.

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Plus loin, des infirmiers initient les enfants à la confection d’un pansement. L’exercice est chronométré. Chaque seconde compte. Tant pis si vers la fin, certains parents ressemblent à des momies, avec un sourire en plus.

Vidéo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Vidéo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

«Tout est présenté sous forme de jeu, précise Aaron Huang, le directeur des communications de l’Académie. Avec les enfants, il n’est jamais question de guerre. D’ailleurs les formations servent aussi en cas de catastrophe naturelle — disons lors d’un tremblement de terre.»

L’Académie Kuma voit grand. Elle veut former trois millions de «guerriers» de la défense civile en trois ans. (1) Tout cela grâce à l’argent du milliardaire Robert Tsao, le fondateur de United Microelectronics Corporation, le numéro deux mondial de la puce électronique.

Avant, Robert Tsao brassait de grosses affaires avec la Chine rouge. Aujourd’hui, il décrit le Parti communiste chinois comme une «organisation mafieuse».

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La jeunesse s’amuse!

À Taïwan, la crainte d’une invasion chinoise n’a rien de nouveau. Au début des années 70, le président Tchang Kaï-chek avait fait aménager une série de tunnels sous un grand hôtel de Taipei. Monsieur voulait pouvoir s’échapper en vitesse, avec ses invités, en cas d’attaque-surprise.

Tirée de Facebook

Tirée de Facebook

Sur place, une glissade de 20 mètres permettait de fuir plus vite qu’en utilisant les escaliers. Un peu trop vite, même. Pour éviter de se rompre les os, Tchang Kaï-chek avait ordonné que deux gardes du corps s’assoient dans le bas de la glissade, pour amortir sa chute! Ils devaient jouer le rôle de coussins vivants!

Aujourd’hui, le toboggan géant est devenu une attraction touristique de la capitale. Mais la possibilité d’une invasion reste bien présente. La Chine refuse d’envisager l’indépendance de Taïwan. Elle répète que cela équivaudrait à une déclaration de guerre.

Tirée de Facebook

Tirée de Facebook

Les tensions ont atteint un sommet en août 2022, lors de la visite de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis. Durant cinq jours, la Chine a effectué des manœuvres d’encerclement de l’île. Comme pour simuler un blocus.

À l’époque, la crise n’avait pas empêché la vie de suivre son cours, en particulier à Taipei, la capitale. Certains dénonçaient même une forme d’insouciance. Un amiral s’indignait : «Les restaurants sont pleins et les jeunes Taïwanais s’amusent [...]!» (2)

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

De la pure science-fiction

Depuis, la Chine n’a jamais cessé les manœuvres d’intimidation. Durant le seul mois de septembre, 336 appareils de combat ont frôlé l’espace aérien taïwanais. Et, juste au cas où cela ne suffirait pas, la télévision d’État chinoise a diffusé un documentaire dans lequel des militaires s’engagent à sacrifier leur vie pour récupérer Taïwan. (3)

À la longue, certains Taïwanais ne cachent pas leur lassitude. «La vie continue. Que voulez-vous que j’y fasse?» demande Jack, un étudiant en ingénierie. «Tout cela échappe à mon contrôle. Je n’y peux rien,» explique Benson, qui étudie en électronique à l’Université nationale de Taipei.

Au printemps, peut-être pour s’évader, Taïwan s’est passionné pour la série Wave Makers, sur Netflix. Elle a suivi avec intérêt les aventures du personnel d’un parti d’opposition. La série a même engendré un mouvement #MeToo à la taïwanaise, avec de nombreuses victimes dénonçant leur agresseur.

Dans Wave Makers, il est question d’environnement, de corruption, de harcèlement sexuel. En fait, il est question de tout, sauf des relations avec la Chine. La vie politique de Taïwan y apparaît cruelle, mais «ordinaire». Elle se déroule sans le géant chinois qui surveille ses faits et gestes. Bref, il s’agit de pure science-fiction. (4)

«Quelle la différence entre le Yéti et le Taïwan de Wave Makers? a demandé un blogueur. Simple. Quelques illuminés peuvent prétendre qu’ils ont vu le Yéti, au moins.»

La stratégie du porc-épic

Cet automne, le directeur adjoint de la CIA, David Cohen, a laissé circuler une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est que le président chinois Xi Jinping n’aurait pas encore décidé d’attaquer Taïwan. La mauvaise, c’est qu’il aurait demandé à ses armées de se tenir prêtes à intervenir dès 2027. (5)

Depuis 15 ans, la Chine et sa «province» rebelle ne cessent de s’éloigner. D’un côté, la Chine prend un tournant nationaliste et autoritaire. De l’autre, Taïwan s’impose comme l’une des sociétés les plus libres et tolérantes d’Asie.

Pour se préparer au pire, Taïwan adopte la «stratégie du porc-épic». Elle a rehaussé de 13,9% son budget militaire. Elle a aussi augmenté le service militaire de quatre mois à un an. En résumé, elle veut rendre sa défense si coriace qu’une invasion deviendra trop coûteuse.

Est-ce que cela suffira? En théorie, pour calmer les peurs, la Chine s’engage à préserver les «particularités» de Taïwan en cas de réunification. Mais Pékin avait promis la même chose au moment de la rétrocession de Hong Kong, en 1997. On connaît la suite.

Aujourd’hui, à peine 9 % des Taïwanais font confiance à la Chine. En 1992, 18 % de la population se décrivait comme uniquement taïwanaise. Aujourd’hui, la proportion dépasse 62%. (6)

À quoi ressemblerait l’invasion?

Depuis des années, des simulations tentent d’imaginer une invasion chinoise. Dans la majorité des cas, la marine et l’aviation taïwanaise sont vite anéanties. Et sans un appui massif des États-Unis, l’île est occupée en l’espace de trois mois. (7)

Ça ne fait rien. À la fin, si la Chine attaque, la majorité des Taïwanais assurent qu’ils vont se battre. Même à 60 contre un. Reste à savoir si les États-Unis voleront à leur secours. Au risque de déclencher un conflit mondial?

En attendant, une blague cynique essaye d’imaginer Taïwan sous domination chinoise. Elle résonne comme un avertissement.

«Après la victoire chinoise, une militante prodémocratie a été condamnée à 15 ans de prison. Inquiète, sa grand-mère va plaider sa cause auprès du ministre de la Justice, qu’elle a connu durant sa jeunesse.

— S’il te plaît, fais quelque chose pour ma petite-fille. Elle a été condamnée à plusieurs années de prison. Elle n’a rien fait!

Le ministre demande :

— À combien d’années de prison a-t-elle été condamnée?

— À 15 ans! répond la grand-mère, les yeux pleins de larmes.

Le ministre prend un air navré :

— Dans ce cas, conclut-il, ta petite-fille a sûrement commis un crime. Je ne peux rien faire pour elle. Quand les accusés n’ont rien fait, nous les condamnons seulement à 10 ans de prison…»

TAÏWAN EN CINQ COMPARAISONS

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

Une femme brandit des drapeaux nationaux de Taïwan lors des célébrations de la fête nationale devant le bâtiment présidentiel à Taipei, Taïwan. Photo archives AP

Une femme brandit des drapeaux nationaux de Taïwan lors des célébrations de la fête nationale devant le bâtiment présidentiel à Taipei, Taïwan. Photo archives AP

Des réservistes prennent part à des exercices de tir dans le cadre d’un programme destiné à les préparer au combat. Photo AFP, Sam Yeh

Des réservistes prennent part à des exercices de tir dans le cadre d’un programme destiné à les préparer au combat. Photo AFP, Sam Yeh

Photo 123rf/photoncatcher

Photo 123rf/photoncatcher

Taïwan a appris à vivre avec les intimidations des dirigeants chinois désireux de s’emparer de cette île qu’ils considèrent comme faisant partie intégrante de leur territoire. Photo AFP, Sam Yeh

Taïwan a appris à vivre avec les intimidations des dirigeants chinois désireux de s’emparer de cette île qu’ils considèrent comme faisant partie intégrante de leur territoire. Photo AFP, Sam Yeh

La présidente de la Chambre des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taipei, Taïwan. Photo AP, Ying-ying

La présidente de la Chambre des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taipei, Taïwan. Photo AP, Ying-ying

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Photo Le Soleil, Jean-Simon Gagné

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Une femme brandit des drapeaux nationaux de Taïwan lors des célébrations de la fête nationale devant le bâtiment présidentiel à Taipei, Taïwan. Photo archives AP

Une femme brandit des drapeaux nationaux de Taïwan lors des célébrations de la fête nationale devant le bâtiment présidentiel à Taipei, Taïwan. Photo archives AP

Des réservistes prennent part à des exercices de tir dans le cadre d’un programme destiné à les préparer au combat. Photo AFP, Sam Yeh

Des réservistes prennent part à des exercices de tir dans le cadre d’un programme destiné à les préparer au combat. Photo AFP, Sam Yeh

Photo 123rf/photoncatcher

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Taïwan a appris à vivre avec les intimidations des dirigeants chinois désireux de s’emparer de cette île qu’ils considèrent comme faisant partie intégrante de leur territoire. Photo AFP, Sam Yeh

Taïwan a appris à vivre avec les intimidations des dirigeants chinois désireux de s’emparer de cette île qu’ils considèrent comme faisant partie intégrante de leur territoire. Photo AFP, Sam Yeh

La présidente de la Chambre des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taipei, Taïwan. Photo AP, Ying-ying

La présidente de la Chambre des États-Unis, Nancy Pelosi, à Taipei, Taïwan. Photo AP, Ying-ying

Notes :

(1) Taiwan Tycoon to Fund 3.3 Million-Strong Army of «Civilian Warriors» (...), The Guardian, 2 septembre 2022.

(2) Taïwan, L’île «rebelle» sur le qui-vive, Le Monde, 25 novembre 2022

(3) Chinese Soldiers Pledge to Sacrifice their Lives in Documentary on Taiwan Invasion, Associated Press, 7 août 2023.

(4) «Wave Makers», la série qui imagine Taïwan sans la Chine, Courrier international, 20 mai 2023.

(5) Taiwan Foreign Minister Warns of Conflict with China in 2027, The Guardian, 21 avril 2023.

(6) Election Study Center, National Chengchi University. https://esc.nccu.edu.tw/PageDoc/Detail?fid=7804&id=6960

(7) Taiwan Invasion by China Would Fail, But at Huge US Cost, Analysts’ War Game Finds, The Guardian, 10 janvier 2023.

Journaliste
JEAN-SIMON GAGNÉ

Photos et vidéos
JEAN-SIMON GAGNÉ

Design graphique et animation
NATHALIE FORTIER

Sources : Wikipédia, Wikimedia Commons, AFP, AP et 123rf