À BORD AVEC DEUX PILOTES DU SAINT-LAURENT

PAR PAUL-ROBERT RAYMOND
LE SOLEIL

«Starboard, ten», lance-t-on au timonier. Aussitôt, ce dernier répète l’ordre et tourne la roue pour virer de 10 degrés à tribord...

On entend le craquement de l’indicateur d’inclinaison du gouvernail, situé au plafond de la timonerie, — non, ce n’est pas le bateau qui craque… — et on sent le navire changer lentement de cap.

L’ordre de tourner ne provenait pas du capitaine du Vistula Maersk qui voguait sur le Saint-Laurent, mais bel et bien du pilote québécois Éric Desbiens. Celui-ci était responsable de bien diriger le porte-conteneurs sur les eaux du fleuve.

«Port, five...», demande le pilote pour commander une petite correction de cinq degrés à bâbord. «Port, five...» répète le timonier qui s’exécute.

L’exercice se poursuit continuellement, alors que le bateau parcourt le fleuve. Ces ordres deviennent plus rapprochés dans des secteurs plus complexes. Comme à la pointe Platon, près de Sainte-Croix, où le Saint-Laurent fait pratiquement un virage à 90 degrés.

Cette situation se répète chaque jour dans les navires qui voguent dans le chenal étroit et dragué du fleuve Saint-Laurent. Le Soleil a eu la chance de suivre deux pilotes du Saint-Laurent entre Trois-Rivières et Québec, le 20 septembre dernier.

Vidéo Le Soleil, Frédéric Matte

Vidéo Le Soleil, Frédéric Matte

À bord du Vistula Maersk

Le vidéaste du Soleil, Frédéric Matte, et l’auteur de ces lignes ont pu monter à bord du Vistula Maersk. En service depuis février 2018, il s’agit de l’un des sept porte-conteneurs de la classe V de la compagnie danoise Maersk. D’une longueur dépassant les 200 mètres, il peut transporter jusqu’à l’équivalent de 3600 conteneurs de 20 pieds.

Lors de ce passage sur le fleuve, le Vistula avait à son bord 1200 conteneurs de 40 pieds, ce qui reviendrait à 2400 TEU. Cette unité de mesure, plus ou moins exacte, désigne l’équivalent en conteneurs de 20 pieds.

Il y a toujours un peu d’inconnu dans la logistique d’un tel voyage. Jusqu’à la dernière minute, on croyait que le bateau partirait du Port de Montréal avec deux heures de retard. Finalement, il est parti à temps.

Et une fois à la station des pilotes, située à Trois-Rivières-Ouest, vers 13h30, on nous dit que le Vistula Maersk devrait arriver à l’heure prévue, soit à 14h. Il était à la hauteur de Pointe-du-Lac. Pendant ce temps, on enfile une veste de sauvetage gonflable que l’on devra porter lors du transfert.

Et pour cet embarquement, il y avait aussi quelques craintes... Lors des rencontres avec Éric Desbiens dans les semaines précédant le voyage, il évoquait qu’il fallait grimper sur une échelle de corde pour monter à bord de certains navires. C’est bien la dernière option à laquelle on souhaitait être confrontée.

Heureusement, le Vistula avait une passerelle en aluminium, accessible du bateau-pilote. Toujours plus plaisante à gravir. Éric Desbiens confie qu’on a été chanceux d’embarquer dans ce bateau, somme toute récent.

Donc, l’embarquement s’est fait rondement et l’officière en second Katja Rath Kofoed nous attendait sur le pont. Sept étages séparent le pont de la timonerie. Une fois en haut, Éric Desbiens et son collègue Jean-Charles Pinsonnault — qu’on a rejoint à Trois-Rivières — reçoivent le rapport des deux pilotes partis de Montréal, plus tôt.

Ils saluent ensuite le capitaine du Vistula, Erling Joensen, qui leur donne les informations pertinentes à la navigation du bateau, dont notamment sa hauteur totale et son tirant d’eau.

Après être passés sous le pont Laviolette à Trois-Rivières, les bateaux passent très près du port et du rivage. Les croisements doivent se faire prudemment.

D’ailleurs, la première rencontre s’est faite devant Trois-Rivières avec le vraquier Ferbec, transportant du minerai de fer. La plupart du temps, il fait la liaison Havre-Saint-Pierre–Sorel.

Vers 15h30, un appel sur la fréquence de trafic fait état d’un signalement de «deux enfants sur une tripe», aperçus à la hauteur de Batiscan. Les deux pilotes empoignent des jumelles et scrutent l’horizon. Vingt minutes plus tard, les «deux enfants» étaient plutôt un adulte qui voguait sur le fleuve avec deux canots pneumatiques possiblement achetés dans un magasin à grande surface. Un de ces deux canots était muni d’une voile. Le gars ne semblait pas être en détresse et n’appelait pas à l’aide.

L'officière en second Katja Rath Kofoed et sa collègue, la stagiaire matelot de troisième classe Ida Maria Maack Svendsen, font partie intégrante de l'équipage.

Deux femmes dans l’équipage

«La vie à bord d’un bateau, ce n’est plus ce que ça a déjà été par le passé. Ça a beaucoup évolué», lance le capitaine Joensen, maître à bord depuis la mise à l’eau du Vistula. Il en veut pour preuve la présence de deux femmes dans son équipage qui compte 24 membres.

«Notre compagnie, Maersk, est très ouverte et a une politique contre le harcèlement», ajoute-t-il. On a d’ailleurs pu voir des affiches de sensibilisation dans les couloirs du navire lors de la visite.

«On essaie d’avoir au moins 10 % de femmes dans nos équipages. Et d’ailleurs, on sent la différence lorsqu’une femme est aux commandes d’un bateau. Elles sont meilleures dans le multitâches. Plus que la moyenne des hommes et plus que moi, aussi», blague le capitaine.

Erling Joensen

Travaillant depuis près de 30 ans pour l’armateur Maersk, il est le capitaine du Vistula depuis sa mise en service en 2018.

Jean-Charles Pinsonnault

En plus d’être pilote depuis 2018, il est également vice-président du secteur Québec à la Corporation des pilotes du Saint-Laurent central.

Éric Desbiens

Pilote depuis déjà 15 ans, Éric Desbiens est aussi passionné d’aviation et de voitures. Dans ses temps libres, il s’adonne à la photographie d’avions à Québec et à Bagotville.

Pilotage obligatoire

Le pilotage est obligatoire sur le Saint-Laurent, comme à plusieurs autres endroits dans le monde, renseigne Jean-Charles Pinsonnault, qui est aussi vice-président du secteur Québec à la Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central. «Le pilote est à bord pour assurer la sécurité de la navigation, afin d’éviter des collisions ou des échouements. Ce qui pourrait amener de la pollution.»

La règle stipule qu’un pilote doit monter à bord de tout navire étranger dont la longueur excède 35 mètres. Plus les navires sont gros, plus les pilotes qui les dirigeront seront expérimentés.

«Ici, on a un navire de classe B2. Il a un tout petit peu plus de 200 mètres de long. Et lorsqu’on a affaire à un navire plus gros, ce sera un pilote de classe A. Dans les navires qui dépassent les 245 mètres et les pétroliers qui ont une capacité de transporter plus de 40 000 tonnes de pétrole, on va mettre deux pilotes à bord. Le double pilotage est une mesure de mitigation du risque», abonde le pilote. Dans de pareils cas, les deux pilotes travaillent de concert pour doubler le niveau de sécurité.

Est-ce que cela s’applique également aux bateaux militaires? «Les bateaux militaires de pays étrangers doivent avoir un pilote à bord», dit Jean-Charles Pinsonnault. Cependant, les navires canadiens de Sa Majesté, de la Garde côtière ou de la Marine royale canadienne, ne sont pas tenus à la règle du pilotage obligatoire.

«Les brise-glaces qui sont dans la région de Québec font ça de façon autonome, mais les [capitaines de] navires militaires, puisqu’ils voyagent moins fréquemment sur le fleuve, vont quand même faire appel à l’expertise des pilotes, même si ce n’est pas obligatoire. Pour assurer leur passage de façon sécuritaire sur le fleuve», affirme-t-il.

Certains bateaux reviennent plus souvent que d’autres, explique Jean-Charles Pinsonnault. «Surtout des navires canadiens. Il y a des lignes de porte-conteneurs qui vont aller à Terre-Neuve chaque semaine. Ça finit qu’on les voit quelques fois durant l’année. Le Vistula, c’est un navire qui est sur une ligne régulière. Il vient ici aux 28 jours... J’étais déjà venu à bord, mais ça peut prendre un an avant d’y revenir.»

Et des capitaines sont-ils réticents à laisser un pilote prendre le contrôle de leur navire? M. Pinsonnault répond que généralement, la confiance entre les capitaines et les pilotes se bâtit au fil du voyage.

«Le chenal est très étroit et dragué. Il fait 1,3 câble de large. Cela représente à peu près la longueur du navire dans lequel on est. On ne peut pas retourner le navire dans le chenal comme ça. De là, l’importance de faire appel à quelqu’un qui connaît à fond le fleuve.»
Jean-Charles Pinsonnault, pilote

Deux corporations de pilotes sont responsables de la navigation et des manœuvres sur le fleuve entre Les Escoumins et Montréal. Celle dont font partie Jean-Charles Pinsonnault et Éric Desbiens gère la partie entre Québec et Saint-Lambert, en banlieue de Montréal.

En ce qui concerne le secteur à l’est de Québec jusqu’à Les Escoumins, la Corporation des pilotes du Bas-Saint-Laurent s’en occupe. Elle englobe aussi les opérations sur la rivière Saguenay.

Faire ses preuves

Pour devenir pilote, il faut faire ses preuves et compter plusieurs années d’expérience en navigation.

«Ça prend au départ un diplôme d’études collégiales [DEC] en navigation à l’Institut maritime [du Québec, à Rimouski]. C’est quatre ans de formation. Il faut ensuite naviguer sur des navires comme officier d’abord et comme capitaine», raconte Éric Desbiens. «Et s’il y a une place qui s’ouvre au pilotage et si vous avez un brevet de pilote, vous pouvez vous inscrire pour devenir pilote.»

Éric Desbiens a commencé à être officier en mai 1999, après son DEC amorcé à l’automne 1995. En février 2006, il a débuté sa formation de pilote qui a duré deux ans. À la fin de la formation, deux examens écrits de trois heures chacun et un examen oral de sept heures doivent être réussis.

«Dans l’un des examens écrits, on doit dessiner à main levée une portion du fleuve, en indiquant le chenal, les bouées et les balises de navigation», relate Éric Desbiens.

Avec le degré d’imprévisibilité, les pilotes doivent être disponibles en tout temps lorsqu’ils sont en devoir. Les horaires de travail sont adaptés en conséquence avec de longues périodes de congés alternées avec des périodes en devoir. Passionné d’aviation et de voitures (tiens, tiens!), Éric s’adonne à la photographie d’avions, soit à l’aéroport Jean-Lesage de Québec ou à la base militaire de Bagotville.

Toute bonne chose a une fin...

Autour de 18h45, nous étions arrivés devant Québec, où un autre changement de pilote doit s’effectuer. Celui-ci prenait la relève sur le Vistula jusqu’à Les Escoumins, d’où le capitaine Joensen et son équipage reprenaient le contrôle total du navire, en route vers Halifax. Là-bas, d’autres conteneurs étaient chargés avant la traversée de l’océan Atlantique.

Après avoir salué les membres d’équipage et les avoir remerciés de nous avoir acceptés à bord, nous descendions la passerelle vers le bateau-pilote. Deux virées autour du Vistula afin de prendre quelques images au coucher de soleil avant de revenir à la station où nous avions stationné nos véhicules plus tôt à 11h en avant-midi.

En route, Steve, le pilote du petit bateau, nous rappelle que la navigation, c’est un beau métier et qu’il y a de l’avenir et de la place pour les plus jeunes. Mais que, hélas!, c’est un milieu de travail qui est très méconnu... On est bien mal placés pour le contredire.

UN VIEUX MÉTIER

Les pilotes sur le Saint-Laurent exercent un vieux métier. Le pilotage tire ses origines d’aussi loin que l’époque de la colonie française.

Selon la Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central dans son site Web (bit.ly/3teo8Gp), Abraham Martin de Québec a été le premier «pilote royal», même s’il n’existe aucun document officiel établissant qu’il aurait pu être le premier pilote du Saint-Laurent.

Martin a reçu sa nomination le 28 décembre 1647, deux ans après qu’on lui ait cédé une terre à l’extérieur de la ville de Québec. On connaît maintenant ce lieu sous le nom des plaines d’Abraham.

Plus tard en 1696, le gouverneur Louis de Buade de Frontenac avait demandé que Louis Joliet soit nommé professeur d’hydrographie. «On disait de lui que personne ne pouvait mieux piloter un navire vers l’embouchure du Saint-Laurent et dans le Golfe», écrit la Corporation.

Enfin, à partir de 1760, le régime anglais a contribué à la réglementation plus serrée de la pratique, avec la mise en application de lois et directives, ainsi qu’à la création des brevets de pilote.

Trois-Rivières–Québec,
en quatre heures quarante-cinq...

Le 20 septembre dernier, l’équipe du Soleil accompagnait les pilotes Jean-Charles Pinsonnault et Éric Desbiens dans la portion Trois-Rivières–Québec du passage du Vistula Maersk sur le fleuve Saint-Laurent.

13h30

À la station des pilotes à Trois-Rivières-Ouest, on nous dit que le Vistula Maersk devrait arriver à temps, soit à 14h. Il est à la hauteur de Pointe-du-Lac.

13h50

On monte à bord du bateau-pilote pour rejoindre notre porte-conteneurs.

14h

L’embarquement sur le Vistula Maersk se fait rondement en passant sur la passerelle. La second Katja Rath Kofoed nous attend sur le pont.

14h10

Les pilotes arrivent dans la timonerie et saluent le capitaine du Vistula, Erling Joensen

14h45

Pour croiser le Ferbec devant Trois-Rivières, il a fallu réduire la cadence et l’attendre.

On croise le John D Leitch à Cap-de-la-Madeleine.

15h30

Un appel sur la fréquence trafic fait état d'un signalement de «deux enfants sur une tripe» aperçus à la hauteur de Batiscan. Les deux pilotes scrutent l’horizon.

15h50

Finalement, les «deux enfants» étaient plutôt un adulte qui voguait sur le fleuve avec deux canots pneumatiques dont un était muni d'une voile. Le gars ne semblait pas être en détresse et n'appelait pas à l'aide.

16h10

Le croisement du Sedna Desgagnés s’effectue à Grondines.

16h45

Le chenal fait un virage à 90° à la hauteur de Portneuf et de la Pointe-Platon à Joly.

18h30

On passe sous les ponts Pierre-Laporte et de Québec.

18h45

L’arrivée devant Québec et il est temps de prendre le bateau-pilote pour se rendre au Port de Québec à la station des pilotes.

VÉRITABLE AUTOROUTE SUR L’EAU

En moyenne, chaque année, plus de 8400 navires marchands voguent sur les eaux du fleuve Saint-Laurent. Ce qui en fait une véritable autoroute sur l’eau.

Seulement en 2022, on a enregistré 8636 mouvements de bateaux, selon les données fournies par la Société de développement économique du Saint-Laurent (SODES). Ce trafic a connu une hausse de 5,7 %, si on compare avec l’année précédente (8168 mouvements).

«L’économie du Québec a été bâtie aux côtés du fleuve Saint-Laurent qui compte 20 ports stratégiques», explique Mathieu St-Pierre, pdg de la SODES. «Et près de 50 % du tonnage qui transite sur le fleuve, c’est du minerai pour des industries comme ArcelorMittal ou RioTinto.»

Dans les 8636 mouvements de navires en 2022, la SODES a dénombré 4138 trajets de vraquiers solides (47,8 %); 1931 de vraquiers liquides (22,4 %); 1176 de cargos en général (13,5 %); et 870 de porte-conteneurs (10,1 %).

Et des 150 millions de tonnes de marchandises transbordées en 2022, 80 millions étaient du minerai; 28 millions en hydrocarbures; 15 millions en grains; et 14,5 millions de tonnes en conteneurs.

Le fleuve Saint-Laurent fait travailler 25 000 personnes, réparties dans 400 entreprises. Plus du tiers de ces employés font partie du personnel navigant (36 %) et le reste travaille sur la terre ferme.

L’industrie maritime québécoise verse annuellement 1,6 milliard $ en salaires et fournit un apport de 2,8 milliards $ à l’économie locale du Québec. Elle représente à elle seule près de 18 % des exportations maritimes du Canada.

Mode de transport «vert»

M. St-Pierre aime répéter que le transport maritime «demeure le mode de transport le plus vert». «Pour la même quantité de marchandise, un navire équivaut à 301 wagons de train ou à 964 camions», dit-il. «Avec un litre de carburant pour une tonne de marchandise, on parcourt 243 km en navire, 213 km en train et 35 km en camion.»

Il confirme que le Vistula Maersk — dans lequel nous avons fait le trajet Trois-Rivières–Québec —, avec ses 1200 conteneurs de 40 pieds, a évité que 1200 camions semi-remorque se retrouvent sur la route.

Source : Société de développement économique du Saint-Laurent (SODES)

Journaliste
PAUL-ROBERT RAYMOND

Vidéaste / photographe
FRÉDÉRIC MATTE

Designer graphique / animation
NATHALIE FORTIER
ET PASCALE CHAYER